CHAPITRE PREMIER

 

Tu lis le journal. J'aime bien te contempler pendant que tu lis le journal, M'man. Je vois les nouvelles passer sur ton visage, légères, comme elles passent sur l'écran d'un téléviseur exposé à une forte lumière et dont on a coupé le son.

Dans un même journal, « tes » nouvelles ne sont pas les miennes. Parce que tu les accueilles autrement que je ne le fais. Avec indulgence et compassion. Toi, tu n'en veux pas à l'Univers, M'man. Tu pardonnes tout au monde y compris sa sottise. La misère t'atteint sans éveiller de colère en toi. Car tu es vraiment bonne, tandis que moi, à mes meilleurs moments, j'essaie seulement de l'être.

Dehors, le vent souffle et notre tonnelle ferraille. Parfois, au plus fort d'une bourrasque, tu as un léger sourcillement inquiet, à cause du petit Antoine qui dort, dans ta chambre, sous la grande photo de mon père, et dont tu crains qu'il se réveille.

Mais son sommeil tient bon. De même que tes nouvelles ne sont pas mes nouvelles, nos bruits ne sont pas les siens, et la colère des vents ne l'affecte pas.

Tu lis.

Souvent, quand ma vie de flic m'entraîne à dache ou plus loin, j'évoque ton visage de maintenant. Penché, attentif, butineur. Je sais l'éclat de tes lunettes, la branche gauche rafistolée, la pâleur de tes oreilles, ces rides en vol de mouettes à ton front, et tes cheveux si fins qui sentent encore mon enfance.

Parfois, le bruissement léger de ton journal met une touche de réalité dans l'irréalité de l'instant. Le rend présent. Dans le fond, le présent, c'est ce qui reste quand on a mis en réserve le futur.

Car l'homme ne se sépare jamais de son futur.

Sauf pour mourir.

Et alors, il meurt...

Tu lis. Je pense. Dehors il fait grand vent et je suis bien, M'man. Si bien...

Un sourire monte à ta surface. Tu abaisses ton journal et tu murmures d'un ton qui semble venir d'ailleurs :

Il y a des gens qui ont un drôle de nom, tout de même.

Ah oui? réponds-je distraitement.

Tu me tends le journal en gardant l'index posé au fronton d'un article. Ta pudeur te retient de me dire le « drôle de nom » en question. Proféré par toi, il perdrait ses vertus comiques, deviendrait un nom de tous les jours, un patronyme sérieux.

Je lis :

« Agression ou suicide?

Le baron Hubert Grégoire du Con est trouvé inanimé dans son château de Couillebœuf. »

— En effet, conviens-je, il y a de drôles de
noms.

Je commence de lire le fait divers lorsque la sonnerie du téléphone retentit.

Je ne sais rien de plus déprimant qu'une sonnerie de bigophone, au soir à la chandelle, lorsque tu fais relâche et te consens un moment d'abandon.

Le téléphone, c’est la vie qui hurle, trépigne et menace. La vie qui te debusque comme on enfume un furet…

- Veux-tu que je réponde ? propose ma Félicie.

- Non, laisse, j’y vais…

Je me lève. Tout charme est brusquement rompu par ces stridences qui emplissent notre pavillon.

Un soupir de regret.

Déjà d'adieu.

Je décroche.

— Allô! jette la voix du Vieux.

Je savais que c'était lui. L'instinct, c'est une façon de ne pas penser.

— Ah, mon cher San-Antonio, exulte l'homme
à la calvitie intégrale en reconnaissant ma respi
ration, je suis bien aise de vous toucher. J'espère
que je ne vous dérange pas au moins?

Il n'espère rien du tout : il s'en fout, de me déranger, le Tondu. Est-ce qu'un démarreur de bagnole redoute de déranger les pistons qu'il met en branle? D'ailleurs, il n'attend pas ma réponse.

— Vous m'obligeriez en me rejoignant immé
diatement, mon bon ami. Quelque chose de...
d'important et de pas ordinaire. Attendez, je ne
suis pas au bureau, mais chez un ami. Vous
connaissez de réputation l'étude de Maître Che-
molle, avenue Burnecreuse dans le seizième? Je
m'y trouve. Venez vite, on vous attend!

Pas le temps de dire ouf.

Voire même un simple oui.

Il a raccroché.

Je dépingle ma gabardine noire à la patère du vestibule. Un coup de saveur au miroir de ladite. Je me trouve encore frais dans mon costar gris clair, avec ma chemise bleue et ma cravetouze Ted Lapidus qui représente des trucs-machins avec des choses, sur fond rouge. Je peux me pointer à dix plombes du soir chez un notaire sans

trop passer pour un locdu. D'autant, n'est-ce pas, que je n'ai pas reçu de carton préalable et que je m'y rends au débotté, sur grande instance. M'man s'efforce de dissimuler sa navrance derrière une gentillesse qui sonne faux comme une pièce de monnaie en chocolat.

— Le Vieux, lui dis-je, pour une urgence.
Elle acquiesce.

Ne roule pas trop vite, mon grand. Ces carrefours parisiens, la nuit, ça me fait peur...

T'inquiète pas, M'man, je descendrai de voiture avant de les traverser pour m'assurer qu'il ne vient aucun autre véhicule.

Ma boutade ne la fait pas sourire. On ne guérit pas l'inquiétude d'une mère par une plaisanterie. Je l'embrasse et je plonge dans le vent miauleur qui tournicote rageusement dans notre jardin.

Ma bagnole stationne le long de la grille, dans une espèce de renfoncement. En voilà une qui n'est guère chouchoutée. Elle est aguerrie comme ces vaches frisées qu'on aperçoit l'hiver dans les pâtures enneigées de Normandie...

Elle décarre sans protester.

Si tu savais dans quel pot de miel elle va me conduire, tu reposerais vite cet ouvrage pour courir acheter un pistolet d'alarme.

Le Maître a ses appartements au-dessus de son étude. A la qualité de la porte, on se gaffe déjà un chouille de ce qui t'attend à l'intérieur. En bois rare, elle est, la porte doublée de vison. Avec des poignées en or massif et une plaque de cuivre en platine. Le nom d'Albéric Chemolle y est tracé en caractères de La Bruyère anciens. T'as qu'un graveur à Paris capable de buriner ça. A ses moments perdus, il grave les biftons de la

n valet d'hôtel en maître de chambre vient m'ouvrir. Espago. L'œil flétrisseur, les joues bleues malgré son rerasage d'avant-dîner. Il est informé de ma venue car, bien qu'elle soit tardive, il ne marque aucune surprise.

Je lui remets ma gabardine humide et, d'un geste machinal, je lisse mes cheveux d'un plat de main rapide avant de plonger sur une réception opulente où se tient, en compagnie du Vieux, un con-diseur-de-rien, que je te vas décrire de mon mieux, ce qui n'est déjà pas si mal.

Sitôt qu'il m'asperge, le Vioque se précipite à ma rencontre, la bouche en fête et les bras en forme de « Je-vous-ai-compris ». Il est fier de mon arrivée, comme une vieille maman est fière de celle de son garçon lorsqu'il déboule au salon en grande tenue de polytechnicien.

— Bravo pour votre promptitude, mon petit.
Puis, théâtreux, en me désignant de la main, de

l'œil et du menton à un personnage ventru :

— Mon cher maître, permettez-moi de vous
présenter mon meilleur collaborateur, le commis
saire San-Antonio.

Enfin, complémentaire :

— Maître Albéric Chemolle!

Dix doigts n'appartenant pas à la même main, comme l'écrirait Ponson du Machin, se gratulent énergiquement. Maître Chemolle est un puissant quadragénaire qui n'aurait aucune peine à mesurer deux mètres s'il avait huit centimètres de mieux. Il est puissant, noir de poil, débordant de tout, avec un air de vouloir paraître gentil qui mettrait sur ses gardes un mendiant aveugle. Sa lèvre est humide comme un sexe de vibro-massée. Ses joues tremblotantes ressemblent à de super bes fesses primées. Il porte de grosses lunettes à monture d'écaillé et jouit de sourcils touffus comme en auront jadis les gens de la Ve République. Il débute chacune de ses phrases par une sorte de barrissement chargé, dirait-on, de « faire un tympan » à ses auditeurs. Car chaque interlocuteur est pour lui un auditeur. Il apostrophe, tonitrue. Affirme. Assène. Partout, il est en chaire. Sa vie est une tribune du haut de laquelle il se dit au monde médusé. Et il se dit entièrement en commençant par le superflu qui lui paraît être le plus urgent. Il sait que l'essentiel peut attendre puisqu'il est l'objet de la rencontre. Cet homme a deux langages : celui qu'il emploie pour parler des autres, et celui dont il use pour parler de soi. Il parle des autres en style télégraphique, ayant un minimum de salive à leur consacrer, économisant les épithètes, rognant sur les articles et les pronoms, sautant des verbes. Mais il fait montre d'une complaisance torrentielle pour parler de lui. Il se chérit, se surenchérit, déborde d'adverbes et de qualificatifs, chausse les pires pléonasmes, pilonne à coups de redites, souligne par des onomatopées.

— Entendu parler de vous, me dit-il. Excellent
flic. Bravo...

Il pompe une goulée d'air dont je sens que l'expulsion va me décoiffer et lance dans une gerbe de postillons :

— J'étais certes loin de me douter, déclame ce
gros con, que l'occasion me serait donnée de faire
votre connaissance. Il faut avouer qu'il m'est
arrivé une chose assez étonnante. Avant de vous
la narrer par le menu, laissez-moi vous dire que je
fais de fréquents voyages aux States. J'aime l'am
biance américaine, la vie large et désinvolte qu'on
mène là-bas.
Et prenas une pose commode pour laisser couler le verbiage du notaire. Il me raconte les Etats-Unis, du moins « les siens » avec force et en détail. Je sais ses fréquentations, les demoiselles qu'il brosse, les magnats en compagnie desquels il chasse, pêche, golfe, bourbonne. Il me cite des restaurants avec leurs spécialités, me récite les voitures et leurs performances, m'emmène à Miami, sur les rives du Michigan, dans Park Avenue, sur les flots bleus du Pacifique. Je me retiens de bâiller. Je fais des nœuds avec mes doigts, avec mes jambes. J'implore le Dabe du regard pour qu'il interrompe l'hémorragie, qu'il endigué un peu, crée une bifurcation, souque à contre-courant afin de m'emmener aux faits.

Mais Chemolle le déborde, l'impressionne. Che-molle s'occupe probablement de ses intérêts personnels, alors Chemolle a le droit d'être Chemolle à sa guise. Il le subit. Me l'impose. Je me respire une pêche au baracuda dans les Bahamas, une nuit orgiaque avec une starlett platinée, la mort d'un caribou canadien, tout cela avant de pouvoir pressentir seulement ce qu'on me veut et pourquoi l'on m'a arraché à la veillée douillette sur les rives enchantées de maman.

Chemolle a confiance en lui. Il est certain que tout ce qu'il énonce, pense, projette de dire et tait par manque de temps est d'un intérêt démoniaque. Il sait qu'à compter de l'instant où ses lèvres s'écartent, il captive. Son charme ne lui fait aucun doute. Il en est si plein qu'il s'en égoutte. Oui : le cher gros maître « s'égoutte parler ».

Le ronron s'intensifie. Chemolle accélère au point mort. Ses phrases deviennent exaspération de frelon irrité par une vitre. Je distingue mais n'écoute plus. Si bien qu'au bout de douze éternités je sursaute en le voyant me poser une question. Je dis bien : je le vois me poser une question, car depuis lulureye ne l'entends plus.

Le Vieux me la sonorise :

Le peintre Zyrcon? brusque-t-il. Ton brave San-Antonio choit en vrille.

Pardon, vous dites?

— Maître Chemolle vous demande si vous
connaissez les œuvres du peintre américain Ted
Zyrcon? Vous savez, l'inventeur du cônisme?

Attends, bouge pas... Le peintre Zyrcon... J'ai lu des articles sur lui dans des revues spécialisées. Il m'a même été donné d'admirer quelques-uns de ses chefs-d'œuvre. Une abstraction basée sur l'ovale en tant que tel. L'ovalisation de la couleur. Il a poussé l'ovale jusqu'au bout, c'est-à-dire au cône, d'où le nom de cônisme donné à cette école.

Parfaitement, monsieur... lâché-je à la volée.

Zyrcon est un ami de maître Chemolle.

Bravo!

Le grand bœuf déglutit en me considérant d'un œil décuplé au-delà de ses hublots.

Il espérait mieux de moi. Des réactions plus vibrantes. Avant tout, de l'incrédulité, émergeant du respect le plus servile.

Mais là, ton San-A, pas fatigueur, se contente d'un bravo misérable, vide de sens, quasi indifférent.

Zyrcon est un des génies de ce temps, déclare le Maître catégoriquement.

Et il n'y en a pas des masses, ajouté-je.

De plus, sa fortune est colossale, assure Chemolle, songez qu'il a payé cette année plus d'un million de dollars d'impôts.

Fichtre, lancé-je comme dans un livre de Maupassant. Curieux temps où la fortune ne se jauge pas à l'argent qu'on gagne, mais à celui qu'on rend.

Vous savez combien vaut une toile de lui? demande le notaire en désignant d'un hochement de tête pudique un tableautin grand comme une carte postale accroché entre un Renoir rose et un Wlaminck blanc.

— Je l'ignore...
Il me cueille au bras pour me traîner jusqu'à la

toile. Ça représente un cône bleu sur fond violet et il y a une espèce de crotte de pigeon jaune dans un angle.

— Cette œuvre qui exprime Louis XI prison
nier de Charles le Téméraire, à Péronne, mesure
13 centimètres virgule 5 sur 15, mon cher, et
coûte la bagatelle de cent cinquante mille nou
veaux francs, lâche-t-il dans une même expiration.

Un temps. Il décrète :

— Et elle les vaut! Y'a une aura, là-dedans, ça
rayonne, hein? On les voit grouiller, les millions
anciens. On sent le halo sur sa figure quand on
s'en approche, vrai ou faux?

— Exact, biaisé-je.
Content, il me tapote l'épaule.

— Bon, vous sentez, j'aime les hommes qui
sentent. Les autres sont des enrhumés. Pour moi,
Zyrcon, voyez-vous, c'est le test clé. Dès qu'une
nouvelle relation se présente, je place mes bande
rilles
. « Connaissez-vous Zyrcon? » De deux
choses l'une : c'est oui ou c'est non. Si c'est oui, je
décoche ma seconde flèche : « Et vous l'aimez? »
Pour moi, y'a pas de rémission. Si tu n'aimes pas
Zyrcon, va te faire voir! Mais alors, si tu l'aimes,
tu es mon ami, mon frère, mon fétiche.

Il me tend la main. Je lui consens la mienne. Il la pétrit comme de la pâte à pain.

— On vit l'époque de Pétalon-art, messieurs.
L'Euro-dollar? Tiens, fume!

« L'or? Va te cacher, vilain! Zyrcon? Oui! Ça, c'est du solide, du vrai sperme. Et ça continue de grimper : la bébête qui monte qui monte... Ça grimpera encore, en force! L'ogive! Ça crèvera le plafond. Ça détruira tout. Très vite, bientôt. Un coup de bourse fabuleux. Pourquoi? Parce que Zyrcon va mourir. C'est du peu au jus, du tout

précaire. Un fil, une transfusion. Rien... Lorsque la nouvelle éclatera, vlaoum, mes Zyrcon feront péter la charnière des cours.

— Zyrcon va mourir? m'étonné-je.
Je regarde le Vioque.

Le Tondu, débordé par la faconde, la fougue, la parlerie redondante du notaire, s'est contenté d'acquiescer du chef, branleur comme pas deux! Cette fois, il place son démarrage, bien calé sur les starting-blocks de sa menteuse.

— C'est à ce propos que je vous ai demandé de
venir, révèle le Vitrifié du mamelon.

— On redoute un assassinat?

— Non. Zyrcon est leucémique et achève sa
glorieuse existence dans une clinique de New
York.

Pour le coup, je ne pige pas. Un célèbre peintre américain agonise à New York et l'on me convoque de toute urgence, alors que la maladie de l'artiste est tout ce qu'il y a de normal... Tu saisis, toi, Fleur de fesse?

— A quarante- ans, gémit hypocritement le
notaire. En pleine gloire! Dur destin, gentlemen!
Dur destin...

Puis, caressant la maigrelette peinture de Ted Zyrcon avec la peau de l'index, il tribune à voix dantonesque : — Mais il ne mourra jamais! L'œuvre reste. Impérissable comme l'airain. Forte! Dressée! Un menhir!

II s'incline, comme un quelconque général en retraite sur un drapeau pour en baiser les plis, et pose ses lèvres avides sur le cadre du Zyrcon. — La main deviendra de glace, mais le génie subsistera. Comme ce pittoresque personnage finit par me casser les c.u.l.e.(l) je décide que, copain du boss (1) Désormais, je n'écrirai plus que la moitié des mots grossiers afin de faire plaisir a mon éditeur qui est si gentil avec moi.

ou non, j'ai suffisamment perdu mon temps à l'écouter débloquer. Alors je m'enrogne.

— Excusez-moi, messieurs, dis-je vertement
depuis ma haute et intelligible voix, mais cela fait
quarante minutes que je suis ici et vous ne m'avez
encore pas révélé le motif de cette convocation
tardive.

J'appuie bien sur le mot tardive, manière de marquer le côté revendicateur de la chose. C'est syndicaliste dans l'inflexion, une phrase pareille, tu conviens?

Chemolle regarde le Dabe d'un œil surpris et mécontent. « Eh quoi, semble-t-il exprimer, sont-ce là les manières d'un collaborateur soumis et compétent? Voilà donc le tireur d'embarras que vous me promîtes? Un mauvais coucheur! Un insolent qui bâille quand on lui raconte Zyrcon, sa vie, son œuvre, sa mort... »

Mon vénérable chef l'hoche et déclare vivement :

— Ce diable de commissaire a raison, cher
Albéric, chaque minute qui passe peut avoir des
conséquences désastreuses, voire funestes.

J'ai créé la réaction salutaire. Le Scalpé de la touffe est redevenu un prince de la rousse au-delà de toute mondanité.

San-Antonio, dit-il, sachez que Ted Zyrcon n'est américain que par naturalisation. Il est né français et Zyrcon est un pseudonyme.

Vraiment? me sincèrement-étonné-je.

Oui. Son véritable patronyme a une grande importance dans l'affaire qui nous réunit.

Vous affûtez ma curiosité, monsieur le directeur, quel est donc le nom véritable de ce monsieur?

Con, répond le vieux. Edouard Con. C.O.N. En trois lettres.

Un solo de trompette m'éclate dans le bocal. Ascensionnel. S'achève sur une note aiguë.

Au moment même où le Vieux me tubophonait, je lisais un papelard sur l'agression du baron Hubert Grégoire du Con. Etourdissant, hein? Ça te bistouille pas les muqueuses, toi, un hasard pareil?

Ted Zyrcon, né Edouard Con.

Ainsi, des gens se nomment bel et bien Con.

Qui paraissent en voie d'extinction.

— Le baron du Con, dis-je au Big Patron.
Commak, sans intonation précise. A blanc. Le

ton est étale.

Mon révéré chef a un tressaillement. Il étend sa main aussi droite que tutélaire sur moi et s'exclame :

— Vous entendez, Albéric? Immédiate, la réac
tion, non? Voilà ce qui différencie un vrai policier
d'un fonctionnaire de police. L'homme est dans la
nuance. A peine ai-je lâché le nom de Con que le
Con de l'actualité lui sortait des lèvres.

Le pompeux Chemolle opine, condescendeur. Il a une noblesse de marchand enrichi. Une gueule à jeter des pourboires et non à les glisser.

Maître Chemolle doit s'applaudir lorsqu'il éja-cule, comme s'il était unique détenteur de la semence universelle.

— Il est bon que vous soyez au courant,
approuve cette enflure à jabot, ainsi nous
gagnons du temps.

Ah, le sot! Ah, le dindon farce! Ah, le bavard baveur qui vermicelle à plaisir, s'embaume les trompes d'Eustache de ses délires et te vient ensuite prêcher la brièveté.

Mon regard doit manquer de tendresse car le Cher Dabuche intervient précipitamment :

— Vous l'avez immédiatement compris, mon
petit, il existe une corrélation entre Zyrcon et l'at
tentat perpétré sur la personne du baron du Con.
Pour que vous compreniez la chose, je vais
demander à Maître Chemolle de bien vouloir

vous donner connaissance du document qui lui a été confié par Zyrcon voici quelque temps... Il s'agit de son testament. J'éberlue :

Prendre connaissance de son testament! Mais ce pauvre homme n'est pas encore décédé!

Certes, seulement l'étude de Maître Che-molle a été cambriolée la semaine passée et...

Albéric intervient. Il déteste que d'autres parlent de faits le concernant. Il se veut son propre historiographe jusqu'au bout.

— Zyrcon et moi sommes très liés, reprend le
tabellion. Tout naturellement, c'est à moi qu'il a
confié son testament lorsqu'il a été informé du
terrible mal qui le frappait.

Déglutition. Deux doigts arbitraux s'insinuent entre le col de la limouille et la peau du cou. Un regard cerné d'éclats, pareil à deux aspics de foie gras sur un lit de gelée, erre sur ma personne.

Il poursuit :

N'ayant pas d'héritiers directs, Ted Zyrcon, Con, donc, de son vrai nom, a décidé de léguer tous ses biens aux porteurs de son véritable patronyme. Charge à moi d'en établir la liste. Ce dont je me suis acquitté aussitôt, à sa demande, car le cher Génie tient à savoir le nombre de Con vivants à Mieure de mourir. Sont exclus du droit à la succession tous les Con ayant demandé la modification de leur état civil.

Bref, coupé-je, il a testé au profit des Con courageux?

Exactement. Une espèce de réhabilitation vis-à-vis de leur ancêtre commun. Car, peut-être vous en doutez-vous? mais les Con ont tous la même origine. Il n'est qu'une seule branche de Con. Le premier Con est un Con d'Empire, si je puis dire. C'est Napoléon Ier qui conféra ce nom à un chroniqueur de son temps, un certain Népo-mucène Chaudelance, réputé pour son infinie sot-

tise et qui amusait beaucoup la cour par les stupidités qu'il y débitait. Tout ce que disait et faisait Chaudelance était si con que l'Empereur, qui aimait à plaisanter entre deux hécatombes, paria à ses familiers qu'il nommerait Népomucène Chaudelance roi des Cons et lui ferait agréer non seulement ce titre, mais ce nom. Une Légion d'honneur scella la proposition. Népomucène Con, radieux, tira avantage de la distinction et fit beaucoup d'envieux. Il procréa, eut de nombreux enfants qui se firent décimer pendant les guerres, car rien ne meurt mieux à la guerre qu'un Con, surtout s'il est con. Or l'ancêtre étant le roi des cons, il s'assura une descendance digne de la promotion impériale, vous pensez!

Et vous avez déniché une grosse quantité de Con, cher Maître?

Dix-huit, répond Chemolle, qui constituent un bel éventail de la condition humaine.

Il n'en reste plus que dix-sept, murmure doucement le Vieux.

Et quoi! me récrié-je, le baron du Con serait décédé?

Au contraire, il irait plutôt mieux, mais un autre Con est mort avant-hier : un garagiste de Bézanville, Calvados. On l'a retrouvé asphyxié par les gaz de voiture dans son atelier. La gendarmerie n'a pu déterminer s'il s'agissait d'un accident, d'un suicide ou d'un assassinat.

Un miraculeux moment de silence nous permet de reprendre nos pensées en cellules. Je le romps pour dire ceci, qui me paraît opportun et prouve que ton San-A. a de la suite dans les idées :

Mon Dieu! Comme c'est con, un con!

— Donc, Maître, votre étude a été cambriolée
la semaine dernière?

Mon Dirlo a un sourire satisfait, du genre de ceux qu'arborent les dames du Cat Club dont le greffier vient de recevoir le prix Canigou ou un accessit de moustaches. Il est fier de son « poulain ».

En fait, dit le notaire, l'on ne m'a rien dérobé. Seulement mon coffre a été ouvert. Il ne contenait pas de valeurs, mais des documents, parmi lesquels le testament Zyrcon et la liste de ses futurs héritiers. Nous avons retrouvé ces pièces sorties et abandonnées sur la table de l'appareil à photocopier. D'après l'expertise, elles ont été photocopiées et ce en un certain nombre d'exemplaires : une bonne vingtaine au moins; l'employé chargé de manipuler l'appareil est un vieil homme infiniment méticuleux, qui tient une comptabilité maniaque des épreuves vierges, ayant remarqué que certains de mes jeunes collaborateurs s'en servaient à tort et à travers pour leur usage personnel. Vous me suivez?

Mot à mot, pas à pas, Maître. Je bois vos paroles, les enregistre et en tire les conclusions que leur grande clarté impose. Si je résume bien : votre coffre a été forcé, on n'a touché qu'au testament de Zyrcon et à la liste des légataires futurs. Ces deux derniers documents ont été abandonnés sur la table du polycopieur.

Eh bien voilà, exact, parfait, il a tout compris, exulte Chemolle en tournant vers le Vioque une face rayonnante de pédagogue ayant réussi à enseigner la table de multiplication par 1 à un crétin.

Cela se passait la semaine dernière?

Jeudi pour être précis.

 

Vous avez déposé une plainte? Il hoche la tête :

Nécessairement. Seulement, le voleur n'ayant

rien volé, les gens de mon commissariat n'ont guère déployé de zèle.

Le coffre a été forcé au chalumeau?

Non : quelqu'un l'a ouvert normalement.

Et beaucoup de monde est capable de le faire.

A peu près tous mes employés, soit quatorze personnes. Encore une fois, il ne contient que des papiers sans valeur marchande. Nous les serrons là, plus pour les protéger du feu que par crainte des voleurs.

La clé?

Il en existe plusieurs, trois je crois. J'en ai une et mes deux principaux clercs possèdent les autres.

Conclusion, c'est donc un familier qui a ouvert le coffre?

J'bn frémis d'y penser, déclame le Déca-maître.

Cela semble effectivement la seule hypothèse valable, cher Albéric, assure le Vieux.

Le plus clerc de nos terres se met à arpenter son salon, comme une sentinelle teutonne gardant un dépôt de munitions.

Il stance :

— Que croire? Qu'envisager? Quelle explication
rationnelle fournir à cet acte inimaginable?
Réchaufferais-je un serpent dans le sein de cette
étude? M'appuierais-je sur des branches pourries?
La félonie se serait-elle glissée parmi nous? La
corruption? La honte? Cette étude léguée par mes
aïeux, et lourde d'illustres archives, ploierait-elle
sous le poids abject d'odieuses concupiscences?
Des nuages d'opprobre se rassembleraient-ils sur
l'Avenue Burnecreuse? Ils siffleraient sur nos
têtes? Pleuvraient en merde sur Chemolle III?
Eclabousseraient de leur sanie ma noble profes
sion?

« Ah! Aaaah! Ah! nleure. notaire infortun é'

Gémis! Voile ta face! Essuie les crachats qui la constellent et lacère ta poitrine...

Nous avons suivi son numéro avec intérêt.

Pendant que le surprenant personnage reprend souffle, je pose mes jalons.

Donc, le testament est connu, ainsi que la liste des bénéficiaires. Et l'un de ceux-ci est mort, cependant qu'on a attenté à la vie d'un deuxième. En outre, mes notions géographiques me démontrent que Bézanville où mourut Jean Con est proche de Couillebœuf où fut agressé du Con.

Oui, oui! Voilà! Ça y est! Il a compris! Il comprend tout! repart Albéric. Achille, dit-il au Vieux, mais c'est un policier intelligent que vous m'amenez là! Vraiment intelligent, n'est-ce pas? Ou alors il imite à la perfection. Tout ce qu'il vient d'énoncer, je l'ai pensé, moi, Albéric Che-molle. Pensé avec cette cervelle que vous voyez là. Et lui il pense aussi exactement, pareil, copie conforme, duplicata. C'est bien la preuve qu'il est intelligent, hein, non? Quoi? Vous ne dites rien? Merci de votre confiance. La liste des héritiers Con, connue, photocopiée. Et les Con se mettent à mourir. Deux dans la même région. On frissonne à l'idée qu'un fou sanguinaire entreprendrait le tour de France des Con afin de les assassiner.

Il arrache sa pochette de soie bleue pour s'éponger la sueur frontale, trois préservatifs absolument neufs tombent de sa poche et roulent sur la moquette. A cet instant, sa dame entre. Belle femme en vérité. Province à Paris. D'allure George Sand. Comme l'auteur de la La Mare au Diable, elle est coiffée à la standardiste. Elle a le teint pâle, la poitrine en saindoux, l'œil bouffi, un peu dolent, un peu proéminent, style grenouille (de bénitier?).

Elle parle en zozotant.

Bref : une conne-qui-croit-tout.

Et à qui on en fait accroire, précisément.

 


— Ah, Marie, chère Marie! s'écrie le notaire en
ramassant vivement ses capotes anglaises.

La notairesse sourit, telle la caissière du grand café.

On lui présente ses devoirs.

Elle nous salue, Marie. Puis prend la main de sron époux.

— Qu'est-ce que c'est, Albéric?

Force est à Chemolle de relâcher les préservatifs.

Heu... des... heu... ballons pour les enfants, Marie.

Ils vont être ravis, mon ami.

Elle prend les capuchons-de-chauve-à-cols-roulés, porte l'un d'eux à ses lèvres et le gonfle de son souffle puissant. Elle a une dextérité folle pour ligoter l'embouchure. Une aimable baudruche phallique égaie soudain la pièce. Mutine, la brave personne lui donne une chiquenaude. Le préservatif décrit une trajectoire pareille au re-play d'un drop-goal(\) et toque doucement le front du Vieux. La lissidité mutuelle de ces deux volumes semble s'attirer. Marie rit. Le notaire fait la gueule et songe fortement à envoyer Marie au bain. Gêné, il soupire.

— Pour gagner du temps, je vais vous chercher
la liste des personnages en question... Car vous
allez me la demander, n'est-ce pas?

Et il sort.

Sa bonne femme fait joujou encore un peu avec son préservatif gonflé. Ensuite de quoi, elle l'applique sur l'ampoule d'une lampe à jupon. Un instant passe, sans que rien se se produise.

— Il est résistant, n'est-ce pas? gazzzouille
(puisqu'elle zozote) la sainte Marie de l'amer.

Braoum! fait la capote en-décapotant. Mme Chemolle jette le pitoyable lambeau de caoutchouc dans un cendrier.

 

— Allons, me voici rassurée à propos de notre
nouvelle femme de chambre, déclare-t-elle, c'est
une gamine inexpérimentée et Albéric a tant de
fougue...

Re-sourire.

Elle s'en va comme elle est venue : sans motif précis. Le Vieux se penche sur mon oreille qui lui est tendue toute grande, comme un tablier de ramasseuse d'herbe.

Elle est un peu dérangée, me confirme-t-il.

Pas tellement, monsieur le directeur, la sagesse se drape parfois dans la naïveté.

Bien tourné, hein? Je suis content de moi. Un jour, faudra que je m'écrive. Je ferai un journal et m'y abonnerai.

Que dites-vous de cette affaire, San-Antonio?

Passez-moi l'expression, mais, à première vue, elle semble ne pas tenir debout. On dirait que tout a été mis en œuvre pour attirer l'attention sur ce fameux testament de Zyrcon et sur ses ayants-droit. Voyons, il est vraisemblable que le coffre a été ouvert par quelqu'un de l'étude, vous êtes d'accord?

Absolument.

En ce cas, la personne qui a pris ces photocopies pouvait aussi bien tout remettre en place et onc (ou oncques, ou onques) ne se serait aperçu de la chose. Au lieu de cela, le bougre laisse la porte du coffre ouverte et les documents près de la machine polycopieuse, ce qui est une manière éloquente de révéler l'opération. Juste?

Rien à redire.

Donc, on veut nous faire croire que les clauses du testament Zyrcon sont connues, de même que tous ses héritiers, et qu'un vilain ange exterminateur a entrepris d'anéantir certains des légataires du peintre, pour augmenter sans doute la part du gâteau. Car à qui l'assassinat de ces pauvres Con profite-t-il? Aux Con qui seront

 


 

encore en vie lorsque le testateur exhalera son dernier soupir, non?

— Bien entendu.

— A priori, on peut donc penser que le cou
pable de ces deux agressions figure sur la liste
des Con. Et il est à redouter que d'autres Con
disparaissent. En final, il n'en restera qu'un lot
restreint et le meurtrier, s'il est suffisamment
habile, héritera une grosse partie de la galette en
toute impunité. Voilà la situation qu'on tente de
nous faire admettre, monsieur le directeur. On
nous rejoue Dix Petits Nègres. Mais d'instinct je
sens qu'il y a autre chose à la basé de cette téné
breuse affaire.

— Moi aussi, assure Pépère, sans se mouiller.
Vous prenez les choses en main, n'est-ce pas, mon
petit?

Son petit se déclare flatté de la confiance qui... de l'honneur qu'on, de l'honneur con... Tout en songeant in petto qu'il va mariner dans une de ces soupes à l'oignon pas banale. Les affaires, c'est comme les gonzesses, lorsqu'on les aborde, un sixième sens vous indique si elles vont être simples ou compliquées.

— J'aimerais vous poser une question délicate,
monsieur le directeur...

Le Dabe sourcille à peine. Son œil saint-gotha-rien s'arrondit, puis s'embue. Je n'ai pas à formuler ma pensée. Il l'a captée d'emblée. — Non : Maître Chemolle est au-dessus de tout soupçon, mon cher. Je le connais depuis toujours, ayant pratiqué son père avant lui. Je me porte garant de son honnêteté. C'est un dindon qui se prend pour un paon, mais il a hérité les vertus d'intégrité de sa famille. Croyez-moi : je ne me fais pas « d'idées ». Vous savez combien « je sens » les individus? Albéric est blanc-

soixante centimètres, et qu'il agite comme une oriflamme.

— Voici la liste de mes Con, messieurs,
annonce-t-il triomphalement, un peu comme
Monseigneur Maillet présentait jadis ses petits
b rameurs à la croix de bois.

Il ajoute, maussade :

— J'ai rayé le 14, qui était le garagiste. Et mis
un point d'interrogation en face du 9 : le baron,
dont on ne sait encore s'il survivra à ses bles
sures.

Mon bien-aimé Boss empare le papier et y coule un premier œil de seul-maître-à-bord. Il fait une moue sans signification, le plie en quatre et me le tend.

Vous potasserez cela à tête reposée, commissaire.

Parfaitement, monsieur le directeur, sou-misé-je en enfouillant le document.

Le Vieux déclare à son aminche :

— Pas d'inquiétude, Albéric, laissons San-Anto-
nio s'employer. C'est un garçon discret, plein de
doigté. Je compte sur vous pour lui faciliter la
besogne au maximum, car il se peut qu'il ait
besoin de votre précieux concours.

On dirait que le tabellion joue à l'Indien :

Toutaki-Toutaki! hurle-t-il.

Merci, Maître. J'aimerais immédiatement quelques précisions...

Demandez, demandez, mon bon!

Il éternue, tire son mouchoir pour- évacuer les conséquences et ce faisant, seize préservatifs de couleur rose praline pleuvent sur la moquette.

Je me baisse pour l'aider à collecter.

Laissez, laissez, me dit-il, j'en ai d'autres. Que désiriez-vous savoir?

Premièrement, si, en cas de décès d'un des Con, sa famille hérite.

 

POUR SOLDE DE TOUS CONS

par SAN-ANTONIO

ESSAI (non transformé)

L

'heure est-elle venue de le révéler enfin? Il y a un drame dans ma vie.

Un drame dont longtemps j'ai cherché la cause, comme un frelon cherche sa liberté contre la surface inexorable d'une vitre.

A force d'obstination, la vitré a fini par me livrer passage.

Et alors, l'éblouissante lumière de la vérité m'a embrasé! Mon drame — entendez par drame une grande inaptitude à vivre provient de ce que je ne suis pas COMPLETEMENT con.

Attention! Cela n'implique pas que je m déclare intelligent. Que non! J'ai bien pesé mes mots : simplement je ne suis pas complètement con, nuance.

Je souffre, en somme, des affres de la « mulâ-trerie intellectuelle », comme un pauvre pas-si-con-que-ça que je suis.

D'ailleurs, l'intelligence absolue n'existe pas. On est plus intelligent que QUELQU'UN, soit plus con. Mais il n'y a pas de limite à l'une ou l'autre option.

Où commence l'intelligence?

Et où la connerie?

Suffit-il de ne pas être vraiment con pour être réputable intelligent?

Et un homme non intelligent est-il fatalement un con?

Je pense que nous sommes tous plus ou moins des cons, puisque chaque individu est obligatoirement le con de quelqu'un.

J'ai rencontré de beaux et grands esprits au long de ma vie. Des cerveaux éblouissants. Eh bien! Au bout d'un certain temps, je finissais par les trouver cons, très cons, sans cesser pour autant d'être confondu par leurs qualités intellectuelles.

Le meilleur des pièges à cons, c'est l'attente. Embusque-toi au bord d'un génie, comme à la corne d'un bois, reste à l'affût et garde confiance : à un moment ou à un autre, la connerie qui est en lui montrera le bout du nez ou de l'oreille. Tu la débusqueras comme un gibier.

Mais tu ne la tireras pas! Safari-photo, seulement : on n'a que le droit de l'enregistrer.

La mettre à mort? Au jamais du grand jamais! Elle est indestructible. Ininflammable. Le con meurt, mais sa connerie reste. Au contraire : elle se vivifie de ses cendres. Le con sert d'humus à sa connerie comme les feuilles mortes à l'arbre d'où elles sont tombées.

maintenant, tu vas devoir m'excuser car, pour dire sur la connerie et les cons en toute objectivité, force m'est de parler de moi. Etant en porte-à-faux, je tire du moins de ma situation instable une certaine objectivité. J'ai une vue imprenable, à gauche et à droite; en amont et en aval. La nuit des cons s'éclaire pour moi de lueurs diffuses et je parviens (avec des lunettes teintées) à supporter l'éclat des grosses cervelles.

Je devrais ainsi m'estimer heureux.

Je ne suis pas heureux. Depuis que je possède « ma connaissance » (et ma conne essence) les cons me blessent, me nouent, me contraignent, me ligotent, me flagellent, m'ulcèrent, me navrent, me démoralisent, me nuisent, m'irritent, m'endorment, me conspuent, me puent au nez, m'oppriment, me priment, me dépriment, m'usent, me défèquent, m'engluent, me ruinent, m'embrigadent, m'excluent, m'écrasent, me crucifient, me baisent, me voient, me violent, me violentent, me dispersent, m'accidentent, m'assassinent, me font alternativement suer et ch..., m'obligent, m'enjoignent, me vilipendent, me rognent, me poussent, me retiennent, me houspillent, me bousculent, m'invectivent, me policent, me taxent, me purulent, me déburnent, m'imposent, me narguent, me critiquent, me bafouent, m'emplâtrent, m'épouvantent, me corrompent, me vieillissent, me font croire, me font douter, me dépravent, m'envicent, m'enviandent, me profanent, me ridiculisent, me cocu fient, m'éclaboussent, me blennorragent, me saoulent, m'amputent, m'emputassent, me stupréfient, me saignent, me noircissent, me font voter, m'état-civilent, me déshumanisent, me déspiritualisent, m'inculquent, m'enc..., m'abasourdissent, me principent, me défont, m'endoctrinent, m'usurpent, me pommadent, me dégénèrent, me rossent, m'épient, m'épi-lent, me dénoncent, me rabaissent, me tabassent, me gauchisent, me droitisent, me centrisent et surtout — ô combien surtout! — immensément surtout : me fatiguent, me fatiguent et me rerefa-tiguent un peu plus chaque jour, m'emmerdent jusqu'à la désintégration finale.

Qu'à la fin je leur porte plainte contre, à tous! Au tribunal de Dieu, du diable ou de mes fesses. Les assigne en grands dommages d'homme. Leur défends d'exister, d'être davantage ce qu'ils sont tellement, et si fortement, si terriblement : des cons! Des sales cons hideux, profanateurs, CONta-minateurs, jeteurs de tristes sorts et des plus basses conneries de l'univers! Des négriers! Des merdriers en costumes de cons, avec des têtes de cons inoubliables, mortellement connardes.

Et que j'en appelle à Dieu, si Dieu existe. Et que /En inventerai UN s'il n'existe pas, ce grand chef de gare à cons, de cons hagards, pour Le sommer d'arrêter la massacrarade, de ne plus consacrer tous ces sacrés cons, de les empêcher une bonne fois (une bonne foi) de croître, de croire et de croasser.

Il nous a fai* mortels! Déjà fallait y mettre de la malice! Mais ça ne Lui a pas suffi : y'a fallu, en plus, qu'il nous décide cons.

elevez-vous, ô mes frères! Dieu a osé créer Je con!

Malédiction des malédictions! Origine du péché originel! Capital des péchés capitaux. Non pas Je huitième des sept, mais leur papa à tous, effroyable géniteur! Le con! Le con omniprésent, souverain maître de ma planète, qui nous fait tout ce que je viens d'énumérer plus haut, et bien davantage encore! Le con sur quoi tu butes en sortant de ta mère; qui t'en arrache comme on vole aux terres libres des plantes libres pour les repiquer en des serres inquiétantes, pleines de morbides touffeurs. Le très sale con, bien vilain, dont le règne est arrivé depuis si longtemps qu'il ne cessera qu'avec l'espèce. Le con formidable, plein de lois et de règles. Le con à l'abri de ses vertus, de ses dogmes, de ses religions, de ses partis, de ses partis pris; bardé de forces et de morales sur lesquelles appuyer le temple inviolable de sa conne-rie. Le con odieux, sans charité connesque. Le con victorieux dont le triomphe est plus con encore que lui; parce que, ce qui caractérise avant tout un con, c'est son inCONtestabilité. Tout ce que pense, dit et fait un con est con. Le con est con de bas en haut, de gauche à droite, de face, de dos, de profil. Il est con jusque dans ses silences, jusqu'au tréfonds de son sommeil et même, même par son absence!

Car l'absence d'un con, c'est encore, c'est toujours de la connerie à l'état brut, à l'état pur!

Le con est si intensément con que l'instant arrive où il n 'a même plus besoin d'être là pour être con.

enfants, non?

Effectivement, mais le testament est formel, inattaquable : seuls les Con majeurs au moment de la rédaction du testament et, bien entendu, vivants lors du décès de Con-Zyrcon hériteront.

Parfait. Second point : qui avez-vous chargé d'établir la liste des Con, Maître?

Albéric Chemolle arrache ses lunettes. Son regard se transforme immédiatement en une portion d'yeux brouillés. Il essuie les verres avec le ba§ de sa cravate, se rajuste et annonce :

— Pour cela, j'ai fait appel à une agence spécia
lisée, dirigée par un ancien commissaire de police
en retraite, l'agence... l'agence... Un instant.

Il sort son carnet Hermès de sa poche intérieure, provoquant la débandade (si j'ose dire) de cinq z'autres préservatifs espagnols (ils sont à fleurs).

Le tabellion feuillette le carnet en humectant son pouce à l'aide d'une langue qui appelle la sauce tomate aux câpres et les spaghetti.

Agence Mouchard, 8 rue Rasemur.

Merci. Et une ultime question pour ce soir, mon cher Maître : certains de vos employés ont-ils l'habitude de rester à l'étude après leurs collègues, parfois?

Quand il y a du travail,urgent, fatalement. Mais en général il s'agit de mes principaux collaborateurs.

Le soir précédant le viol de votre coffre et du testament, l'un d'eux s'est-il attardé?

J'appelle un chat un chat.

J'appelle un con un con.

Et inversement!

Vous pensez bien que les gens du commissariat ont commencé par cette question, jette-t-il en tordant le nez. Non, l'étude a été fermée normalement, et par moi, avec ce trousseau de clés.

Ledit trousseau comprend une bonne douzaine de petites clés agressives et torturées, bien vicieuses, de quoi faire passer son C.A.P. à un apprenti-craqueur-de-coffiots.

Deux préservatifs blancs, sur lesquels s'inscrit le nom d'une importante marque de pneus (anglais) sont accrochés à la ferraille.

Le Vieux grommelle :

Ma parole, cher Albéric, il semble que vous fassiez une grande consommation de ces petits vêtements protecteurs?

Terrible, admet Chemolle. Terrible, Achille. Un complexe qui m'est resté du lycée. Père m'a offert ma première boîte de capotes à seize ans ainsi que sa vieille secrétaire, laquelle m'a enseigné comment les utiliser. Une tradition, cette Mme Despoilet. Grand-père la sautait déjà sur notre bureau, et ensuite papa, puis moi. Et je vais vous dire : elle travaille toujours pour nous. Bien qu'elle aille sur ses quatre-vingts ans, je ne désespère pas de lui confier un jour prochain mon aîné. Bref, nous avons toujours eu le culte du préservatif chez les Chemolle. Pour moi, c'est devenu un réflexe conditionné. La plus belle fille du monde n'obtient pas la moindre velléité d'érection de ma part sans que je m'affuble préalablement de cet accessoire. Si je vous disais, messieurs, que, pour faire mes enfants j'ai dû les trouer! Un monde, non? Vous dire l'importance pour moi de l'hévéa... Ficus elastica, messieurs, arbre royal dont la sève est indispensable à la mienne! Je reçois des préservatifs du monde entier. Je suis taste-capote, positivement. Je connais les capotes allemandes, les italiennes, les suédoises. les esoaenoles. les anglaises aussi hipn cûr

« Les meilleures, vous voulez que je vous dise? Suisses! Incomparables! Chaque fois que je vais là-bas pour approvisionner nos comptes numéros, j'en ramène des valises, messieurs. D'autres passent des Davidoff, moi, c'est des préservatifs. Qualité incomparable. Souples, résistants, et puis, que voulez-vous : stérilisés. Vous m'objecterez que, pour ce qu'on en fait, hein? D'accord, d'accord. Mais ça rassure!

Lorsque je prends congé de ces messieurs, le Dabe me chuchote en désignant son ami :

— Vous pensez bien, San-Antonio, qu'un con pareil ne peut qu'être un honnête homme.

A toutes fins utiles, voici la liste des CON fournie par Maître Chemolle, notaire.

1. Martial CON dit Martial Brucon, homme de
lettres, membre récent de l'Académie Fran
çaise, 40, rue Convert, PARIS.

**

2. Ernest CON, charcutier « Au roi de

l'Andouille », Avenue Gnafron, LYON.

* **

3. Baron Hubert Grégoire du CON, château de

COUILLEBEUF.

#

4. Dominique CON, officier de Police, 22, cours

Corsico, MARSEILLE. * **

5. Pascal CON, proxénète, 22, cours Corsico,
MARSEILLE (cousin germain du précédent).

**

6. Raymond CON, cultivateur, Fouzy-la-Grosse,
Lozère.

♦#

7. Henri CON, tourneur, Section 188, travée 91,
bâtiment 34, escalier « W » porte 1055, SAR
CELLES.

*

8. Paul-Louis-Fernand CON, banquier, boule
vard des Picaillons, GENÈVE.

* **

9. Hans CON, premier danseur à l'Opéra de
Saverne, 69, rue Fritz Prenduron, STRAS
BOURG.

•«

10. R. P. Jérôme CON, professeur au Séminaire

Sainte-Broutemiche, BRUXELLES.

* **

11. Germain CON, moniteur de ski, COURCHE
VEL.

**

12. Docteur Hei~vé CON, médecin diététicien à
Pen'Aiouir (Finistère).

»•

13. Président Edgard CON, homme politique,

100, boulevard Bleuf, PARIS.

* **

14. Jean CON, garagiste, BEZANVILLE (Calva
dos) t.

# ##

15. Célestin CON, profession inconnue (clo
chard), sans domicile fixe, quelque part sur
les quais d'Ivry.

#*

16. Mademoiselle Hilda CON, rue des Vieux-Ber-
lingues, LILLE.

**

17. Norbert CON, étudiant, 13, cours Hélémen-

taire, NICE.

# **

18. Arthur CON, producteur T.V., hôtel Henri-V,
avenue Henri-V, PARIS.

Nota :

Anonyme pour signer ses œuvres, a toutefois conservé son véritable patronyme à la ville.